« Les racines de la colère » : un roman photo pour raconter le quotidien et la beauté des gens du Nord en galère

« Les racines de la colère » : un roman photo pour raconter le quotidien et la beauté des gens du Nord en galère

En prenant mon café à la salle de pause du boulot ce matin là, je découvre déposé au milieu de la boite aux livres, bien en évidence, cette grande BD-photo intriguante et attractive : Les racines de la colère, de Vincent Jarousseau. Sous-titre : Deux ans d’enquête dans une France qui n’est pas en marche. Ni une, ni deux, je l’embarque sous mon bras avec mon gobelet de mauvais café …  Et quelques jours plus tard, je me mets à le lire à la maison, au début juste pour voir, puis en fait, je ne peux plus m’arrêter.

couverture du roman photo « Les racines de la colère »

Dès la première page, me voilà captivée ! L’auteur nous embarque direct au début des années 70, à Denain, petite ville du Nord à son apogée, où se trouvait Usinor, fleuron de l’acier français, en plein coeur du bassin industriel de l’époque. A l’époque, une grande partie de la population locale y travaillait, et la vie semblait belle malgré la dureté du travail, d’après les témoignages des anciens recueillis par le photographe. Vie sociale intense, loisirs à portée de la main comme les bals, les cinémas ou le club de foot, du travail pour tout le monde et les moyens de partir en vacances en famille, tous les ans… Quarante ans plus tard, la ville a bien déchanté : les délocalisations des années 70 ont vidé la région d’une grande part de ses emplois industriels… et aujourd’hui la plupart des habitant.es du coin semble constamment osciller entre boulots précaires et minimas sociaux.

Voilà le quotidien que capte Vincent Jarousseau, un photographe que je découvre alors, mais qui n’en est pas à son premier acte du genre. Il avait déjà publié quelques années auparavent, un roman-photo sur les villes administrées par le Front National, intitulé L’Illusion Nationale, en 2017, résultat d’un travail de documentaire photographique au long cours avec l’historienne Valérie Igounet. On peut aussi découvrir sur son site, ses reportages photos sur les Gilets Jaunes, les migrants dans les campements de Paris, ou encore les innovations des enseignants dans un collège populaire de banlieue.

Bref, avec les scènes captées et choisies par Vincent Jarousseau dans ce roman photo aussi fin que facile à lire, je rentre vite dans l’ambiance et le quotidien de quelques uns des habitant.es de Denain avec qui il a pu créer des liens : Loïc, Tanguy, Guillaume et Aline, Manu et Auréline, Adrien et Laetitia, Christian et Christiane, Fatma et Fatima, Michael et Martine … Les uns sont parfois les frères, les pères, les soeurs des autres. Chaque chapitre explore la réalité de chacun.e, plus ou moins galère selon les situations, mais jamais mirobolante en tous cas…

Guillaume, Aline et leurs enfants

C’est ainsi qu’on découvre avec émotion, et parfois le ventre qui se serre, les galères et la tristesse de ces vies dans le monde du travail dégradé ou bien, de la recherche souvent vaine d’un travail… On suit Loïc empêtré dans des absurdités administratives, mais tellement content quand il a parfois un travail, quitte à faire 1H30 de trajet pour y aller…

Guillaume et Aline qui vivotent du RSA, se débrouillent entre promos Lidl et banques alimentaires, petits boulots au black et bidouille informelle … Christian et Christiane qui pâtinent avec une petite allocation Adulte Handicapé, et peinent à s’offrir le rêve d’aller une fois par an en bord de mer, pourtant à juste 1h30 de là, grace au bus des vacances du Parti Communiste…

Christian et Christiane en sortie mer une fois par an

 

Mais aussi Tanguy, fierté de la famille avec son BTS, qui accepte pourtant un job de nuit de livreur pour un salaire pas dément,  qui veut montrer l’exemple à ses frères et soeurs …Manu, qui élève sa fille en se privant avec son petit salaire d’employée de bureau, et sa fille reconnaissante, consciente qu’elle ne manque de rien d’essentiel même si elle n’a pas grand chose, et qui fait la joie des personnes âgées de l’EHPAD qu’elle visite chaque semaine avec sa grand-mère …Jean-Yves et Adrien, père et fils, qui aiment tellement leur job dans le bâtiment et sont fiers de ce qu’ils accomplissent, même si ça implique d’être toute la semaine partout en France, loin de chez soi. Michael, routier, et Martine, aide à la personne, qui apprécient tellement les vacances au camping l’été venu…

Jean-Yves, le père d’Adrien, qui parle de son travail

Et ainsi, au fil des pages, le photographe montre que contrairement au discours dominant, les classes populaires sont en difficulté pour se déplacer à cause du coût du permis de conduire, de l’essence, du manque de transports en commun adaptés là où elles vites… Et pourtant, mobiles, avec leurs jobs trop loin, leurs horaires invraisemblables, pour des salaires bas, les kilomètres avalés par les livreurs et les routiers, les aides à domicile  …

Loic qui galère pour se rendre à une mission d’intérim de 2 jours

Mais au fil des pages, on découvre aussi que ce roman photo, ce n’est pas que le portrait de gens qui galèrent. C’est aussi un moyen de montrer la façon dont chacun.e s’accroche et se débrouille pour s’en sortir, vivre mieux, vivre en adéquation avec ses valeurs, élever au mieux ses enfants, garder sa fierté et être reconnu par les siens. Mais aussi, l’intelligence politique de ces gens, qui ne sont pas dupes des inégalités et des absurdités des politiques publiques. Une conscience politique qui se révèle en actes, à la fin du roman-photo, au moment où se déclenche le mouvement des gilets jaunes.

Guillaume qui comment l’actualité politique du moment

 

Mais aussi, la beauté des paysages et des ambiances d’une route la nuit ou d’une ville en briques, malgré la pauvreté. Mais aussi et surtout, la finesse avec laquelle il capte le plus important pour tous : la famille, la maison, le fait d’être bien chez soi avec les gens qu’on aime!

C’est ainsi qu’on découvre, au fil des pages, l’immense talent de ce photographe pour montrer le quotidien de quelques familles de classes populaires du Nord, sans clichés, sans préjugés, de façon fine, respectueuse et révélatrice de la beauté de chacun.e des personnes rencontrées… Beauté intérieure de personnes qui luttent et qui s’accrochent, beauté du sourire qui illumine un visage quand la vie va mieux !

Loic tellement content de bosser !

Pour arriver à ce résultat, le photographe s’est installé sur place pendant deux ans, un peu avant l’élection d’Emmanuel Macron et jusqu’au tout début du mouvement des gilets Jaunes. Au fil de ses rencontres, il a donné la parole à des personnes le plus souvent invisibilisées dans les représentations médiatiques, et restitué sans en changer une virgule, leur parole telle quelle. Un travail salutaire pour rendre visible les difficultés des classes populaires, mais aussi montrer leur beauté et leur force, et lutter contre les préjugés de classe  : vivement le prochain roman-photo de Vincent Jarousseau :)!

Sylviane pour Collectif POP

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